jeudi 28 février 2008

Le clavecin Tibaut de Toulouse

Paris, grisaille…


Le clavecin, ou plutôt les clavecins représentent pour moi la famille des claviers les plus nobles de l’histoire de la musique. Objets aux lignes pures, souvent décorés par des artistes d’exception, chaque instrument est dédié à un style de musique de l’ancien régime.
Pour l’enregistrement de l’Entretien des Dieux, le claveciniste Aurélien Delage a souhaité toucher le fac-similé du clavecin Tibaut de Toulouse (1691) du Musée de la Villette, réalisée par le facteur Emile Jobin pour le CNSMD de Paris, le clavecin du musée étant conservé sous forme d’épave !

Emile Jobin a écrit un texte sur son travail qui l’a plongé dans l’univers de Tibaut de Toulouse. Ce texte est pour moi la démarche personnelle d’un artiste de notre temps, cherchant à redécouvrir la facture du XVIIème siècle et le son qui en est associé.

Aurélien Delage a commandé un « Tibaut » qui est en fabrication dans l’atelier d’Emile. Ainsi, l’esprit du facteur toulousain renaît au XXIème siècle avec les trois clavecins réalisés aujourd’hui et celui en construction.

Vous trouverez ci-dessous les impressions d’Emile Jobin, quelques photos du « Tibaut » du CNSMD de Paris et de celui en devenir dans l’atelier du facteur.

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CLAVECIN FRANÇAIS D’APRÈS TIBAUT DE TOULOUSE 1691

par Émile JOBIN


Disposition des jeux : clavier inférieur 1 x 8’ + 1 x 4’ ; clavier supérieur 8’ en dogleg.

Nous connaissons actuellement trois instruments signés de Vincent Tibaut : (1)
Les deux premiers, datés de 1679 et de 1681 appartiennent respectivement au Musée instrumental de musique de Bruxelles et à un collectionneur français. Ce sont des meubles somptueux en noyer massif ornés de marqueteries et de sculptures, posés sur des piètements à pieds torsadés, dans un style caractéristique de la région toulousaine. Ils ont subi des interventions importantes au cours du siècle dernier dans la perspective de remises en état de jeu, probablement au diapason moderne.
Le troisième instrument connu, daté de 1691, est conservé au Musée de la musique de la Cité de la musique de Paris. Il est très endommagé et d’aspect peu attrayant. Il n’a pas été retouché, à l'exception d'une mise « au goût du jour » de la mécanique, probablement au début du XVIIIe siècle.

En 1992, le Musée de la musique de Paris m’a confié la réalisation d’un fac-similé du clavecin Tibaut de leur collection. A cette occasion, j’ai pu profiter des moyens techniques du laboratoire du musée et des travaux de recherche qui avaient déjà été réalisés pour aborder l’étude de cet instrument.
On connaît peu de chose de Vincent Tibaut mais l’analyse de ses clavecins nous donne des indices sur son apprentissage, ses orientations techniques et ses goûts : la rosace de Tibaut est très semblable à celle d’un instrument de Jean Denis conservé au Musée de l’Hospice Saint-Roch d’Issoudun, ce qui est peut-être un hommage. On perçoit d’ailleurs des traces de la facture parisienne du dix-septième siècle dans la conception du module harmonique (longueurs de cordes, points de pincements). D'autre part, certains éléments de construction sont inspirés des factures italiennes (caisse montée sur le fond grâce à un appareillage d’équerres), flamandes (fond en deux parties à fils croisés, présence de barrages supérieurs de caisse), ou germaniques (blocs de renforts barrant les éclisses). On peut alors imaginer que le facteur toulousain avait travaillé dans différents ateliers.
Vincent Tibaut se révèle un facteur très inventif : dans la conception de ses caisses, il synthétise ses connaissances des factures européennes du XVIIe siècle. Il fait des recherches sur le plan statique en variant le nombre et la position des barrages des structures de caisses (nombre d’équerres et barrages supérieurs). Sur le plan acoustique, Tibaut élabore un barrage de table très particulier, en arête de poisson, demeuré fameux. En outre, il tente de corriger certains défauts du ravalement en creusant des résonateurs dans les basses du sommier, sous les placages afin d’obtenir, comme dans les muselars, deux chevalets vibrants (clavecin de 1691). Dans la même optique, il rallonge un peu la caisse de cet instrument afin d’augmenter les longueurs vibrantes des basses. Alors que les clavecinistes de la fin du XVIIe siècle explorent toujours davantage le registre grave de l’instrument, Vincent Tibaut esquisse ainsi quelques solutions pour compenser la faible longueur des dernières cordes (les résonateurs sous les sillets des basses par exemple), sans pour autant modifier le plan de ses clavecins. Enfin, il recule les proportions de bascule des claviers, agissant sur les poids et leviers, pour obtenir un toucher plus ductile et plus léger. Tibaut était donc un facteur sagace qui par des recherches méthodiques, en changeant peu de paramètres à la fois, s’efforçait de comprendre et d'améliorer les fonctionnements statiques, acoustiques ou mécaniques de ses clavecins.

Après avoir réalisé le fac-similé du Musée de la musique de Paris, avec un accouplement à la française tel qu’il nous est parvenu, j’ai eu l'occasion de construire deux autres instruments inspirés des clavecins de Tibaut. Le premier, commandé par le Conservatoire national supérieur de musique et de danse de Paris (enregistré sur ce disque), représente un retour en arrière : la longueur de la caisse est identique à celle de 1691, mais il n’y a pas de résonateurs, comme dans les clavecins de 1681 et de 1679, ce qui pose quelques problèmes de disharmonie dus à la faible longueur des cordes du ravalement . (2) D’autre part, j’ai pu vérifier que la mécanique fonctionnait parfaitement avec un système dogleg, probablement présent sur les instruments de Tibaut à l'origine. Les deux derniers instruments ont donc été réalisés de cette manière afin de retrouver un toucher plus léger, plus propice à la volubilité de la musique française du XVIIe siècle. En respectant les dimensions des châssis de claviers et la hauteur des feintes, le réglage des enfoncements s’en trouve d’ailleurs facilité. La caisse du deuxième clavecin a été allongée et élargie (ravalement au ré aigu), en conservant un système de proportions cohérent. J’ai constaté que cette modification était bénéfique pour le registre grave mais qu’elle modifiait légèrement le caractère de l’instrument et le rapprochait de l'esthétique du XVIIIe siècle. L'abandon par les facteurs de clavecin des mécaniques dogleg au profit des accouplements à tiroir, dans lesquels le poids du clavier supérieur s’ajoute au clavier inférieur, semble être allé de pair avec l'évolution de la technique de clavier. N’oublions pas que les clavecinistes de cette époque étaient aussi des organistes, dont les instruments devenaient de plus en plus grands, avec des claviers plus nombreux et des mécaniques plus lourdes.

Ce travail autour des instruments de Tibaut m’a fait prendre conscience à quel point la réalisation de fac-similés peut être profitable : elle laisse apparaître des aspects que la seule étude des instruments anciens, habituellement fondée sur la prise de mesures, l’établissement de plans de surface et l’analyse des bois, ne révèle pas. Cette démarche permet de mieux appréhender les problèmes liés à la construction, ainsi que l'importance de certains éléments fondateurs dans le caractère des instruments. Le modèle des archéologues est à cet égard exemplaire : ceux-ci reproduisent les œuvres qu’ils étudient pour retrouver et comprendre les méthodes de travail des anciens artisans. Lorsqu’ils savent ne pouvoir exploiter un site correctement, ils le recouvrent, afin de le conserver intact. Nous restons tributaires des matériaux de construction actuels (bois, cordes, plectres, etc.), et de nos oreilles du XXIe siècle : jamais nous ne pourrons garantir l'historicité du son d’un clavecin restauré ou d’une copie. Lors de la redécouverte de la musique baroque, la remise en état de jeu d’instruments anciens « ressuscités » a permis de repenser le son et l’attitude musicale. Je pense qu’il est salutaire de privilégier la réalisation de fac-similés, et de s’élever contre certaines « reconstructions » abusives qui ont détruit irrémédiablement une trop grande partie de notre patrimoine et qui priveront les générations à venir de possibilités d’investigations plus approfondies.
Ce séjour dans l’atelier de Tibaut a complètement bouleversé ma manière de penser la facture de clavecin : j’ai d’ailleurs repris, en hommage à ce maître, sa rosace, à peine retouchée.


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1. Au sujet des instruments de Tibaut de Toulouse, voir principalement l’article de Florence Gétreau et Alain Anselm : « Vincent Tibaut de Toulouse, ébéniste et facteur de clavecins », Musiques. Images. Instruments. Revue française d’organologie et d’iconographie musicale : Aspects de la vie musicale au XVIIe siècle, vol. 2 (1996), p. 197-209.
2. Faut-il rappeler que le ravalement au XVIIe siècle définit toutes les notes qui excèdent le do grave. Il faut considérer cette extension dans le grave comme une pédale d'orgue, dont le rôle n'est pas mélodique mais consiste à renforcer, à amplifier, par des doublures à l'octave par exemple, des événements du discours musical.


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